Cet article a été publié initialement dans le Global Trade Magazine le 26 septembre 2018
Par Candace Sider, vice-présidente, Affaires réglementaires et gouvernementales, Amérique du Nord, Livingston International
À l’heure actuelle dans toute l’Amérique du Nord, de très nombreux propriétaires d’entreprises, dirigeants de sociétés et travailleurs de première ligne retiennent leur souffle et se demandent quel sera le résultat, d’ici au 30 septembre, des négociations entourant l’ALENA.
Le 30 septembre est la date à laquelle Washington doit produire le texte de l’accord, que le Canada y participe ou non, avant de le rendre public (dans les 30 jours) le texte sur l’accord de libre-échange bilatéral que les États-Unis et le Mexique ont conclu le 30 août. L’administration américaine adhère aux contraintes de temps dictées par la Trade Promotion Authority (ou procédure accélérée) dans le but de s’assurer que l’accord fait l’objet d’un vote direct au Congrès américain. Toute modification entraînerait la réouverture des négociations.
Le calendrier de la procédure accélérée permet de consulter le congrès et les différents intervenants pendant un nombre total de 90 jours; cette période permet d’évaluer l’accord proposé avant le début du processus de ratification législatif. Un des points cruciaux à retenir est que ce calendrier coïncide avec le 1er décembre, date à laquelle le pouvoir mexicain passera entre les mains du nouveau président, Andrés Manuel López Obrador. Les administrations du Mexique comme des États-Unis préféreraient que l’accord soit ratifié par les deux pays avant que le nouveau président prenne le pouvoir, car les deux pays ont un certain degré de crainte à l’égard du fait que le nouveau président décide de rejeter certaines dispositions de l’accord, ce qui forcerait les parties à reprendre les négociations.
Les responsables gouvernementaux canadiens ont toutefois adopté un ton dur dans les négociations, et ont déclaré qu’ils préféreraient qu’aucun accord ne soit conclu plutôt que de contraindre le Canada à signer un mauvais accord. Ils ont aussi l’impression que le Congrès américain n’appuiera qu’un accord trilatéral de libre-échange. Cet appui a cependant été remis en question récemment lorsque Steve Scalise, membre républicain du Congrès et whip de la Chambre, a fait une déclaration suggérant que le Congrès commence à faire preuve d’impatience face aux tactiques de négociation canadiennes.
Il pourrait s’agir de propos durs destinés à accélérer des négociations qui perdurent depuis plus d’un an, et d’obtenir une entente avant que ne se tiennent de cruciales élections de mi-mandat, de même qu’avant que le pouvoir ne passe entre les mains du nouveau gouvernement mexicain. C’est ce qu’espère le Canada, tout en sachant que le président Donald Trump a dans le passé montré sa ferme intention de négocier sans céder.
Avec la date butoir qui approche, on peut se demander : qu’arrivera-t-il si le Canada et les États-Unis ne parviennent pas à un accord? La réponse, comme dans tout ce qui a touché aux négociations de l’ALENA, n’est ni noire ni blanche.
Le Canada pourrait toujours s’insérer dans l’accord bilatéral.Si aucun accord n’était atteint d’ici au 30 septembre, rien n’empêcherait le Canada de continuer à négocier dans l’espoir de s’insérer dans cet accord après cette date. Il a été spéculé que la délégation canadienne est réfractaire à l’idée d’accepter publiquement un accord qui, selon la majorité, englobe des concessions à l’égard de l’accès au marché canadien des produits laitiers avant que ne se tiennent les élections provinciales du 1er octobre au Québec, d’où proviennent une grande partie des produits laitiers du Canada.
En parallèle, le texte de l’accord entre les États-Unis et le Mexique sera rendu public conformément à la loi américaine. La rédaction de cet accord est cependant vraisemblablement déjà en cours; les textes contiennent probablement des espaces réservés au Canada, qu’il serait facile de remplir à une date ultérieure. Le Congrès des États-Unis sera peut-être disposé à permettre ces changements pour s’assurer d’obtenir un accord trilatéral. Les enjeux sont cependant très grands; toutes les parties subiraient les conséquences économiques et politiques d’un mauvais pari.
Les États-Unis pourraient se retirer de l’ALENA. Si aucun accord n’était conclu entre les États-Unis et le Canada d’ici au 30 septembre, il n’est pas impensable que Washington décide de se retirer officiellement de l’ALENA en présentant son entente bilatérale avec le Mexique au Congrès.
Cela déclencherait une période de six mois au terme de laquelle l’accord prendrait fin et durant laquelle les États-Unis et le Canada pourraient poursuivre les négociations (et risqueraient fort de le faire) dans le but de trouver une manière d’intégrer le Canada dans un accord trilatéral avec le Mexique, ou de négocier un accord bilatéral distinct avec le Canada.
On pourrait assister à l’apparition d’un ALENA fantôme.Si Washington choisissait de se retirer de l’ALENA, seul le Congrès pourrait abroger les dispositions législatives mêmes associées à l’ALENA. Si le Congrès refusait de le faire, on assisterait à la création d’un ALENA fantôme : l’accord en lui-même serait mort, mais de nombreuses lois et nombreux articles demeureraient en vigueur (comme le chapitre 19 sur les mécanismes de résolution des différends); alors que d’autres ne seraient plus applicables.
Cette situation serait presque aussi néfaste que celle où le Congrès approuverait le retrait des États-Unis de l’ALENA, car les investissements interfrontaliers seraient vraisemblablement interrompus en réaction à l’incertitude entourant les modalités de l’accord.
S’il advenait que le Congrès approuve un accord bilatéral entre les États-Unis et le Mexique, il serait fort probable que les législateurs approuveraient aussi un retrait de l’ALENA, puisque l’accord bilatéral aurait en fin de compte préséance sur les modalités de l’ALENA.
Les États-Unis pourraient imposer des tarifs douaniers sur les importations d’automobiles canadiennes.Les responsables de l’administration Trump ont brandi plusieurs fois la menace d’imposer des tarifs douaniers de 25 % sur les importations d’automobiles en vertu de l’article 232 de la Trade Expansion Act de 1962, soit la même loi en vertu de laquelle les États-Unis imposent des tarifs sur l’acier et l’aluminium. Cette tournure pourrait avoir un des deux effets qui suivent. Le premier : cela pourrait tellement envenimer les relations entre Washington et Ottawa (et les Canadiens et les Américains) que les négociations en vue d’un accord de libre-échange seraient suspendues indéfiniment, malgré les conséquences économiques que cela entraînerait. Le deuxième : cela pourrait représenter une telle responsabilité politique pour le Parti libéral canadien au pouvoir que ce dernier pourrait offrir de plus grandes concessions dans le cadre d’un ALENA révisé, afin d’accélérer l’inclusion du Canada dans un accord trilatéral.
Il faut cependant remarquer que l’un des problèmes qui persistent dans les négociations de l’ALENA est que Washington refuse de garantir à Ottawa qu’aucun tarif douanier de l’article 232 ne sera imposé sur les automobiles canadiennes, même si les parties parviennent à s’entendre sur l’ALENA.
Le Congrès pourrait rejeter l’accord bilatéral entre les États-Unis et le Mexique.Les membres du Congrès, malgré la frustration et l’impatience dont ils ont récemment fait preuve, ont indiqué à plusieurs reprises qu’ils privilégient un accord trilatéral à un accord bilatéral avec le Mexique. Ils pourraient réagir en refusant de ratifier l’accord bilatéral, ce qui forcerait la reprise des discussions entre les États-Unis et le Canada.
Une reprise des négociations ferait probablement en sorte qu’il ne serait pas possible de parvenir à un accord qu’après les premiers mois de 2019, puisque les États-Unis seront en pleines élections de mi-mandat et pourraient faire face à un Congrès en session interrégime jusqu’à la fin de l’année 2018, et puisque la nouvelle administration mexicaine risque fort de vouloir réviser les modalités dont l’administration actuelle a convenu.
Les représentants gouvernementaux canadiens, forts de la préférence manifestée par le Congrès à l’égard d’un accord trilatéral, seraient moins susceptibles de faire des concessions sur les modalités de l’accord qu’ils jugent essentielles au bien-être économique et industriel canadien, surtout vu que des élections auront lieu au Canada en 2019. Il se peut aussi que la composition du Congrès change grandement après les élections de mi-mandat, ce qui mènerait l’orientation des négociations vers les questions qui ont le plus d’importance aux yeux des démocrates du Congrès.
La période d’incertitude se prolongerait, on verrait moins d’investissements étrangers au Canada, aux États-Unis et au Mexique; la croissance économique ralentirait, ce qui en fin de compte nuirait aux trois pays impliqués.
Dans l’ensemble, qu’est-ce que cela signifie?
Cela signifie que dans l’immédiat, nous n’assistons qu’à une nouvelle phase des négociations qui sont en cours depuis plus d’un an. Le 30 septembre constituera la fin de la phase en cours et le 1er octobre constituera le début de la phase suivante. Nous saurons bientôt quel ton, et quel rythme, ces négociations adopteront. La saga se poursuivra presque certainement d’une manière ou d’une autre.
Candace Siderest vice-présidente, Affaires gouvernementales et réglementaires, Amérique du Nord pour la société de services commerciaux Livingston International. Elle est souvent conférencière et présentatrice lors d’événements industriels et académiques et elle est membre active de nombreux groupes et associations de l’industrie.