Le règlement des différends entre investisseurs et États, controversé depuis des années
Article publié le 26 mai 2017 dans le Global Trade Magazine
Par Cora Di Pietro, vice-présidente, conseil en commerce mondial, Société internationale Livingston
Le 18 mai, Robert Lighthizer, représentant du commerce international des États-Unis, a déposé au Congrès le préavis officiel de 90 jours signalant l’intention du gouvernement de renégocier les conditions de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA). Ce préavis rend officiel ce que le nouveau gouvernement américain avait promis depuis sa campagne électorale de l’année dernière. Beaucoup se demandent quels aspects particuliers de l’accord feront probablement l’objet des discussions.
Les États-Unis ont déjà exprimé leurs points d’intérêt pour le Canada – bois d’œuvre, produits laitiers et volaille, entre autres. Pour le Mexique, le gouvernement américain insistera probablement sur les clauses d’approvisionnement et les exigences en matière de règles d’origine, dans le but de limiter la quantité de biens manufacturés entrant aux États-Unis par sa frontière sud.
Même s’il n’a pas été spécifiquement mentionné dans le préavis de Lighthizer au Congrès, l’un des aspects les plus négligés de l’ALENA est une discorde depuis longtemps au cœur de l’opposition au Partenariat transpacifique et à la ratification récente de l’Accord économique et commercial global (AECG) par le Canada et l’Union européenne – c’est-à-dire le Règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE).
Les opposants au RDIE prétendent que le processus de règlement manque de transparence et permet effectivement aux entreprises privées d’intervenir en justice contre les gouvernements qui ont adopté des lois et règlements exerçant un impact négatif sur leur rentabilité, même si ces lois et règlements favorisent le bien public. Les partisans, cependant, rétorquent qu’un tel mécanisme doit être mis en place pour protéger les intérêts des entreprises contre les interventions nocives des gouvernements dans les marchés, où les investisseurs nationaux sont souvent mieux traités que les étrangers.
D’après un rapport récent du Centre canadien de politiques alternatives, entre 1994 et 2015, 20 actions RDIE ont été intentées contre les États-Unis, 35 contre le Canada et 22 contre le Mexique, donnant lieu au paiement de 376 millions de dollars de dommages-intérêts (172 millions par le Canada et 204 millions par le Mexique), ce qui confère au Canada la distinction d’être le pays le plus visé par des litiges dans le monde développé. Cependant, aucune des actions intentées contre les États-Unis n’ont forcé le gouvernement américain à payer des dommages.
Étant donné cette répartition, le RDIE restera probablement un point de discorde entre les trois parties. Wilbur Ross, secrétaire du Commerce des États-Unis, prétend que les tribunaux RDIE manquent d’équilibre. Le Canada et le Mexique, forcés de payer d’importantes pénalités à des entreprises privées (principalement américaines), ont manifestement des motifs de désirer une refonte du mécanisme RDIE. Les négociateurs canadiens désigneront probablement certaines des modifications apportées à l’AECG comme étant souhaitables pour le RDIE ; plusieurs sont mentionnées dans l’accord canadien de promotion et de protection des investissements, tel qu’indiqué dans un rapport récent de l’Institut C. D. Howe. Entre autres modifications :
- Les informations relatives aux demandes de règlement doivent être présentées à l’avance, afin d’arriver plus tôt à un règlement à l’amiable.
- Comme pour l’ALENA, la période d’exposition des États aux demandes de règlement des investisseurs est limitée à trois ans. Cependant, en vertu de l’AECG, les investisseurs ont la possibilité de prolonger cette période de deux ans, s’ils ont fait un effort de résolution de leur différend devant les tribunaux locaux, avant de se prévaloir du RDIE.
- Une clause permettant des décisions anticipées par l’État visé en cas de différend irrecevable, afin d’éviter de dépenser des fonds publics pour des différends qui n’aboutiront probablement nulle part.
- Une limite aux dommages, de sorte que les investisseurs puissent bénéficier seulement de dommages encourus, à l’exclusion de dommages punitifs.
- Des énoncés limitant les risques qu’un État soit forcé de modifier des lois ou règlements.
Selon les opposants au RDIE, les modifications de l’AECG ne vont pas assez loin, car le groupe limité d’arbitres laisse encore la porte ouverte aux conflits d’intérêts. D’autres prétendent que les modifications au RDIE ont tendance à se rapprocher d’un système de tribunaux d’investissement qui n’entrerait pas en vigueur avant plusieurs années. En effet, la ratification actuelle de l’AECG est provisoire ; même si la plus grande partie de l’accord entrera en vigueur assez rapidement, certains aspects, tels que le RDIE, n’entreront pas en vigueur avant que l’accord ne soit ratifié par tous les États membres de l’Union européenne.
Certains concèdent que les modifications à l’AECG sont un pas dans la bonne direction et servent au moins de base de discussions pour des réformes potentielles du RDIE. En fait, l’existence même du Chapitre 11 de l’ALENA, qui contient le mécanisme du RDIE, est l’un des aspects de l’accord que les critiques considèrent comme périmé et nécessitant une réforme ou une élimination.
Cependant, qu’est-ce qui remplacerait le Chapitre 11 ? Les investisseurs et les groupes d’activistes surveilleront attentivement les négociations et n’épargneront aucun effort pour influencer les discussions portant sur n’importe quel mécanisme de résolution des différends qui penche en leur faveur.
Les négociateurs canadiens et mexicains chercheront probablement des moyens de satisfaire les intérêts des investisseurs américains sans compromettre leur propre souveraineté, tout en trouvant également des moyens de diminuer le nombre d’actions intentées contre eux.
Quel que soit le résultat, il influencera probablement le degré dans lequel les industries et secteurs de chaque pays investiront dans les autres pays, affectant ainsi la croissance économique, l’emploi, l’innovation et de nombreux autres facteurs socio-économiques.
Même si le mécanisme de résolution des différends entre investisseurs et États n’engendrera probablement pas autant de réactions émotives que les droits des travailleurs, le protectionnisme sectoriel et la délocalisation, il exercera une influence profonde sur le degré dans lequel un nouvel ALENA sera optimisé par les parties intéressées. Quiconque a un intérêt direct dans les échanges commerciaux nord-américains devrait se tenir attentivement au courant.
Cora Di Pietro est vice-présidente, conseil en commerce mondial de la Société internationale Livingston, une entreprise de services de commerce international. Elle prend fréquemment la parole à des conférences dans le secteur et les universités, et elle est membre active de nombreux groupes et associations professionnels